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CHRONIQUES

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Odieux Tetris

Le combat contre le capitalisme est vivace de longue date, depuis ses balbutiements peut-être, et ces assauts vont de pair avec l’exécration du libéralisme. C’est un combat quotidien que l’on ne gagne pas forcément de haute lutte. Par ces luttes nous parvenons à gagner un certain nombre d’avantages pour survivre en son sein, mais combattre un système nécessite une implication au quotidien, un travail de décryptage de dénonciation et d’argumentation au quotidien, individu par individu, il faut le convaincre de la perversion du système, et de son évidence même dans les lieux les plus discrets. Il profite de la naïveté de tous et s’appuie là-dessus pour se développer et s’étendre. « Il ne faut pas voir le mal partout », combien de fois cette phrase a-t-elle été dite, mais c’est une idéologie tellement inscrite dans nos mœurs que certains de ses aspects peuvent sembler tellement naturels, qu’on finit par adhérer à l’un ou l’autre point sans même s’en apercevoir. De fait une pause est nécessaire. Pour ma part dans ces moments, je joue, à des jeux de société, et parmi eux j’ai déjà fait un tri : pas de monopoly. Et à d’autres moments des jeux qui traînent sur mon ordinateur, les petits, ceux qui sont déjà installés, comme l’indécrottable Tetris. Ce jeu existe depuis que les ordinateurs sont à la portée de quasiment tout le monde.

Rien de plus innocent qu’un Tetris croyez-vous. Il faut avant tout savoir que les jeux, tout comme les contes n’ont rien d’innocent, ils sont là pour nous former (nous formater ?), pour nous apprendre quelque chose sur le monde dans lequel nous vivons. Non pas qu’ils soient conçus par un Méphistophélès (Méphistophélès, c’est l’image même du diable manipulateur, l’esprit malin qui égare les hommes par la ruse), tirant des bas-fonds de son royaume d’innombrables ficelles pour manipuler l’humanité, mais il faut admettre qu’il a été imaginé et créé par quelqu’un vivant dans une certaine société, et que c’est parce que le jeu vit qu’il demeure. Si le jeu se prolonge c’est parce que nous le faisons perdurer, et, soit consciemment, soit par négligence, nous inscrivons en nous ce qui fait écho dans le jeu. Le succès et la durée de certains jeux, montre à quel point ceux-ci sont inscrits socialement. Les petites filles jouant à la poupée apprennent à devenir mère, et quand elles sont derrière leur dînette, elles apprennent à supporter une place dévolue derrière les fourneaux. Dans les cas que je cite précisément, il ne s’agit plus de quelconques propriétés ludiques, mais de formatage au travers d’un jeu, et d’inscrire socialement une injustice traditionnelle. Les femmes sont des Hommes comme les autres, et à ce titre n’ont pas à être cantonnées à ce seul et unique, qui ne serait alors que de la servitude : il faut faire exister l’égalité des sexes, et pour y arriver, il faut la même éducation pour les petits garçons que pour les petites filles.

Il est notable que le jeu est un moyen de nous former pour intégrer une société, et il est en même temps un reflet de cette société. Les jeux des enfants d’une tribu de chasseurs cueilleurs sont très différents des jeux des enfants de nos sociétés. On peut même aller plus loin : les jeux des enfants des campagnes sont différents de ceux des enfants des villes. Ayant grandi à côté d’une forêt, je ne cesse de m’étonner de la délicatesse des jeux des petits citadins. Il en est de même des jeux d’adultes (bas les pattes, remontez vos pensées au-dessus de la ceinture, il n’y a pas d’idée malsaine dans cette expression), rien n’est innocent. Surtout pas ce qui semble être le plus candide. Et qu’y a t-il de plus ingénu que de compléter des lignes avec des petites briques ?

Loin d’être innocent, Tetris est coupable. Coupable de nous mettre dans la tête qu’on ne peut pas gagner, quoi qu’on fasse, à un moment donné ça tombe tellement vite qu’on ne maîtrise plus rien, et le jeu finira par avoir le dessus, il n’y a pas d’alternative. Personne ne gagne vraiment à ce jeu, sauf à entrer en compétition avec d’éventuels adversaires et être au plus haut sur le podium, sauf à être le premier, le winner. Il est aisé de comprendre que ce jeu est un certain reflet de l’idéologie qui domine notre monde, sans compter qu’un tel acte d’accusation peut passer pour de la douce folie, si l’analogie avec ce jeu n’était pas apparu dans certains discours pour étayer le fait que c’est le système qui aura le dernier mot, et faire son œuvre de résignation. Et si de toute façon le système a le dernier mot, pourquoi ne pas le laisser faire, il a une main invisible, non ? Par des moyens fort simples, il nous engage à intégrer des idées fort simples pour que s’installe l’idéologie libérale.

Il est vrai que d’un autre côté, si on s’entraîne, on devient meilleur, et l’on progresse au fur et à mesure des parties. Celui qui « travaille son Tetris »devient meilleur, et là encore un leurre du capitalisme nous est adressé. Ce n’est qu’en travaillant qu’on devient meilleur, en forgeant qu’on devient forgeron, que ce n’est qu’en se concentrant sur sa pratique qu’on l’améliore, ce n’est pas faux, mais cela néglige la part essentielle que l’on doit réserver à l’éducation, qui, plus qu’un simple entraînement, élève les vues de chacun au-delà d’une simple pratique. Nous sommes des êtres humains, nous ne nous réduisons pas à des compétences, un savoir faire, mais nous sommes des êtres capables de projeter nos pensées au-delà de notre quotidien, et c’est là que peut s’exprimer une réelle liberté.

Le Tetris est un outil magique, parce qu’il nous déforme d’autant plus facilement qu’on ne le soupçonne pas. Mais il suffit de dénoncer son travail pour que le charme disparaisse. Il n’y a pas que le Tetris qu’il faut désenchanter, d’autres subterfuges doivent être dévoilés, soyons vigilants le danger est au coin du sudoku, et l’aventure au coin de la rue. Et ce n’est qu’en désenchantant ces stratagèmes, que nous finirons par voir la vraie magie du monde.

JANSEN Eric